6.3.11

Déambulation 28. The snow life (l'interminable hiver)

J’ai trouvé de l’argent sur la neige. Un billet de 20. J’ai sauté dessus comme un pauvre. Je tombe sur ce genre de surprise une fois par cinq ans, jamais quand je traverse une période financière difficile. Cela ne rend pas la chose moins agréable, mais le superstitieux en moi se demande toujours s’il n’y a pas un signe à voir dans cette trouvaille. Le destin a posé un vingt sur mon passage et je ne comprends pas encore pourquoi. 

Je construirai le signe qui me fera du bien. Celui qui répondra aux questions les plus simples comme les plus complexes. Dans ce billet, je trouverai une complaisance stupide qui palliera à la culpabilité tout aussi sotte d’avoir pris l’argent d’un autre, d’avoir profité de la mauvaise fortune du pauvre insouciant. Je dois l’avouer, les défauts judéo-chrétiens font partie de mon rapport à l’argent et aux simples coïncidences de ce monde. 

Le signe, je ne l’ai pas encore inventé. Non pas par résistance, mais simplement parce que le souvenir s’est effacé avec l’achat d’une bouteille de vin. C’est en voyant un dollar briller sur le trottoir que je me suis rappelé de ma fortune. Je ne l’ai pas ramassé, car rapidement mes pensées se sont fixées au sol. Le dollar ne m’a sauté aux yeux, mais bien la neige qui l’entourait, peut-être même l’asphalte sous mes pieds. 

Depuis quelques semaines, je regarde à travers ma fenêtre pour juger de la température. Malheureusement, l’état du sol en dit autant que la couleur du ciel : il fait très froid lorsque la glace fige sur le bitume; il faut doux lorsque la neige fond tranquillement; le printemps arrive lorsque les crottes de chien, la boue et l’herbe morte se mêlent à l’humidité. J’ai savamment doublé mon foulard, ce matin, parce que je ne voyais pas la couleur du boulevard Christophe-Colomb à travers le givre. Tout un prophète, sous mes pieds! Mais qu’en est-il du ciel? Qu’en est-il de l’horizon? 


Je croyais avoir laissé mes dernières pensées déambulatoires à Berlin ou à Stockholm. Je croyais mon errance condamnée au voyage éternel. Je craignais ma stabilité montréalaise et mon regard trop spécialisé. Aurait-il perdu sa faculté de recherche, ce phare invisible qui me pousse à la marche ? Le billet de vingt, la pièce d’un dollar et le bitume : mon regard est désespérément collé au sol. Le problème est là et Montréal n’est pas fautive. Je suis le seul coupable. J’ai oublié de bouger mes yeux.

Rien à trouver sous les pieds. Seulement une petite fortune qui s’oublie trop vite. 


Un cliché horrible à l’égard des voyages : il faut s’éloigner pour retrouver chez soi ce qu’on aime. C’est l’exotisme qui nous sert ces salades, mais mes voyages n’étaient pas si dépaysants. J’ai retrouvé à Stockholm ce qu’il y avait déjà ici : neige, froid, paysages et nuits interminables. À Berlin : gens sympathiques, sens de la fête, rues peuplées, aussitôt vidées. Aucune maladie, aucun palmier, aucune route en terre battue. Rien qu’un début de rhume, des conifères et des rues parsemées de petites roches. Mon regard a trouvé tant de similitudes, pourtant il s’est promené en toute liberté, il s’est donné à cœur joie, il s’est amusé à me porter d’un quartier à l’autre, d’un banc de neige à un coucher de soleil prématuré. Pas un sou ne s’est trouvé sur mon chemin, je n’aurais pas su le voir. Que des étoiles et la lumière de l’hiver. 

Après avoir aperçu scintiller ce dollar dans le centre-ville, j’ai levé les yeux sans poésie, sans intention. Devant moi, la façade du Omer de Serres sur Ste-Catherine. Je me souviens avoir vu, pendant le temps des fêtes, ces millions de lumières blanches exagérément posées autour du logo. À ce temps, mes pensées furent « gaspillage, pollution ». Aujourd’hui, une beauté s’en dégage. C’est si simpliste, mais quelque chose se passe. Mon regard se modifie.

J’ai pensé à Stockholm, devant ces lumières. Des étoiles du nord. 

Montréal n’est pas une ville qui porte le regard au sol. Montréal n’est pas une ville plate et sobre. Elle est parfois laide, parfois magnifique. Elle pousse le regard partout à la fois. Elle est faite de coins sombres et d’espaces verts, malgré l’hiver trop long et ses jours trop courts.

Mon dernier voyage m’a donc réconcilié avec cette ville et avec l’hiver, même si le mois de mars est généralement le temps de l’écœurement : la neige perd de sa beauté, le froid perd de son mordant. Mais cette année, l’hiver m’enchante encore, malgré mes souliers obstinément inadéquats pour la saison. Je refuse encore de porter des bottes Sorel, mais je marche quand même dans la gadoue. Je me plains à peine du froid qui s’empare de mes pieds; j’attends qu’ils s’engourdissent pour ne plus sentir ce qui me rattache au sol. Je ne vole pas encore, mais au moins je ne sens plus le plancher me mener vers le bas. Les pieds gelés, il n’y a que le regard qui me guide en avant. Du coup, le ciel et l’horizon se marient, deviennent indispensables à l’errance pour me laisser entrer dans les plus beaux paysages d’hiver. 






There’s no life like the snow life : les mots d’une chanson calme comme une comptine qu’on chante pour se réchauffer. 



Ces quelques photos ne sont pas prises à Montréal. Je ne vivais pas une expérience touristique, mais plutôt une journée bien arrosée entre amis. À quelques reprises, j’ai senti le besoin de me recueillir comme on le fait en déambulant, le temps de contempler le ciel changeant au-dessus du lac gelé sur lequel j’avais la sensation de flotter à cause du froid. S’il faut sortir de chez soi pour reconnaître ce qu’on aime, c’est bien cet amour qui importe et non pas le lieu. De toutes manières, on le sait tous, l’hiver montréalais est interminable. 

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