2.1.11

Déambulation 24. Les vertiges de la solitude

Il n’y aura pas de photos pour une raison ridiculement technique : j’ai laissé à Montréal le câble nécessaire à l’importation des images de mon appareil vers l’ordinateur. Prétexte stupide. Obstacle chiant. Source inépuisable de frustrations. Cela ne m’a pas empêché d’écrire. 

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On part souvent en voyage pour se retrouver, pour rencontrer une certaine paix, pour laisser derrière soi certains soucis quotidiens qui nous empêchent de profiter de l’entièreté de ce que nous avons et de ce que nous sommes. Si ces soucis sont rapidement oubliés, le voyage ne me fait pourtant pas profiter de ce que je suis, encore moins de ce que j’ai, puisque la paix n’est pas vraiment au rendez-vous, puisque je me sens plutôt éparpillé, un peu perdu, toujours forcé aux vertiges et à l’étourdissement. Cette paix et cette introspection tant convoitées lorsqu’on voyage ne se trouvent finalement qu’auprès d’une solitude parfois extrême, surtout inexistante chez soi. Une solitude faite d’exclusion, d’ignorance et d’étrangeté. Aucun de ces trois termes ne rime avec paix, à mon avis.

À défaut d’une paix intérieure, c’est tout de même un rythme qui s’impose avec cette solitude. Les journées sont plus longues, les nuits plus indispensables, l’écoute plus grande, les regards plus attentifs. Tout est plus lent, parce que seule la lenteur permet de voir. Pourtant, cette lenteur du voyageur, cette lenteur que j’aime tant, cette lenteur sans laquelle, je le sais depuis mes premiers voyages, je ne pourrais me retrouver, cette lenteur fait de moi un étranger. Personne, dans les rues de Stockholm, ne profite de ce rythme, à l’exception des autres touristes (et encore faut-il être un touriste qui se détourne de la consommation des lieux, des passages furtifs, des coups de caméra à tous les coins de rue) avec lesquels j’échange des regards de reconnaissance et non pas des conversations puisque je sais que nous tenons tous deux à notre solitude. Ce regard signifie : nous sommes des étrangers tenus loin l’un de l’autre et des lieux par ce qui nous constitue en tant qu’étrangers. Être étranger, c’est se promener entouré d’une cage de verre qui laisse passer les odeurs et les sons, nous rendant ainsi totalement perméables à tout ce qui se voit, s’entend et se sent, mais toujours inaccessibles, toujours enfermés dans ce qui nous a construit avant notre arrivée dans ce nouveau pays. C’est une drôle de solitude qui se construit à même la nouveauté. Chaque détail du paysage se renforce d’une importance impossible à éviter, en devenant du même fait, du même coup d’œil, une frontière, un mur, une poussée supplémentaire vers l’exclusion, et ce, même lorsque nous sommes normalement très familiers à ces détails. Neige, églises, murs, ruelles, couleurs des façades, odeur du poisson et de la mer. Je connais le froid mordant, pourtant celui qui me glace les pieds à Stockholm ne semble pas être le même qui force les habitants de la ville à se réfugier dans les cafés et les boutiques. Par le fait même, ce froid que je souffre et que j’aime depuis mon arrivée au Québec devient à Stockholm une des plusieurs sources de ma solitude faisant de moi un étranger. 

Que faire, alors que chaque sensation, chaque pas et chaque regard fait de soi l’autre esseulé? Respirer. Contempler. Marcher lentement sans compter ses pas. Errer. 

Ce sont là les états primaires de la déambulation. Comme quoi le voyage est une réelle déambulation : chez soi, elle vient du désir de se sentir ailleurs; à l’étranger, elle nous pousse encore plus loin, hors des lieux, de l’appartenance, de l’origine et de la langue. À l’exception de certains codes de base qui fonctionnent parfois comme des bouées de sauvetage, il n’y a que le corps qui avance, qui sent et qui voit. Il n’y a que le corps tourné vers l’autre justement puisqu’il est autre. 

Il n’y a que le corps et ses vertiges. 


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