18.8.10

Déabulation 20. Le grand deuil de passage


Il est impossible de faire le récit d’un voyage avec toute la sensibilité qu’il a su révéler en soi. L’expérience du voyage ne se raconte pas. On énumère les anecdotes, on empile les lieux visités, les rencontres et les paysages. Au mieux, on rit ou on pleure, guidé par un souvenir qui déjà nous isole. Un voyage, c’est aussi se condamner à une solitude dont on voudrait se libérer tout en la chérissant comme un trésor. Le retour de voyage est difficile, mais c’est presque cliché de le dire.

Nombre de pensées ont été écrites depuis mon retour de Lisbonne, phrases qui ne se retrouveront pas ici, phrases qui n’ont pas su trouver le bon ton, la bonne voix, pour être répétées à mes proches. Des phrases qui tournent pourtant dans ma tête comme une obsession et qui, au bout du compte, cherchent plutôt une posture et un regard qui rendraient compte ici de ce qui a été vu et vécu là-bas.

J’ai beaucoup déambulé, là-bas. Dans les rues, bien entendu, mais aussi en pensée. Ce fut un voyage beaucoup plus méditatif et paradoxalement plus sédentaire que celui dont il était question l’an dernier. Et je rencontre aujourd’hui la même difficulté, à un plus fort degré, que celle que je dois constamment combattre après quelques heures de déambulation chez moi, à Montréal. Déambuler en lieu familier n’est pas plus difficile que de le faire en lieu inconnu : le voyage c’est aussi du tourisme, parfois l’évidence même. Ce qui est ardu, c’est d’en rendre compte. Écrire après la déambulation : éviter d’énumérer les monuments, d’écrire des phrases qui font l’effet d’une carte postale. Écrire non pas les lieux, mais le mouvement. Écrire le voyage, au sens physique, ou voyager en écriture, sans faire de mauvais jeux de mots. À partir de l’expérience, déambuler dans l’écriture.
 
Écrire/photographier le mouvement de mon corps d’un lieu à l’autre, le mouvement de mes yeux à partir du ciel vers le lieu, le mouvement de mon souffle qui se tend vers l’horizon.
       

J’ai pris le train. C’est là que le mouvement est le plus clair, contrairement à l’avion qui impose un mensonge : six heures pour se rendre de Montréal à Paris. L’avion nous fait parler en termes de temps. Le train, en termes de distance. Sans doute puisque nous la voyons. Le paysage défile sous nos yeux, nous laissant à peine le temps, justement, de voir. Un simple flou s’impose à soi et on n’arrive que furtivement à définir les ruines, les arbres, les rivières ou les habitants qui ne font que passer. Notre regard se porte, parce qu’il ne peut pas se poser.
  


À défaut, c’est la fenêtre qu’on regarde : le reflet des passagers, mon propre reflet laissant deviner mes yeux qui ne savent plus où donner de la tête et qui abdiquent en s’arrêtant tout en faisant découvrir au-delà des reflets le mouvement du train qui se dévoile dans la plus grande simplicité : formes, couleurs, lumière.

Écrire/photographier la déambulation ou le voyage, au final, c’est simple. Lignes, formes, lumière. Quelques éléments placés ici et là, dénués de sens, libérés du cadre, libérés de nom, de lieu, d’histoire. Tout devient déshabité, tout devient nu. Aucune appartenance, aucune identification : il n’y a que le passage. C’est cela qui s’écrit, c’est cela qui se photographie. C’est cela qui est cruellement impossible à dire, au retour du voyage.

Je comprends mon deuil au retour de ce voyage comme un autre chemin à parcourir : continuer à bouger, simplement, à l’image de tous les mouvements de mon corps et de ma pensée, que ce soit ici ou là-bas. Un grand deuil pour un grand voyage, comme tous les petits deuils après toutes les petites déambulations.

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